Lier certains pays arabes dans un même cadre avec Israël, un cadre dans lequel les États-Unis jouent un rôle de médiation et de coordination dans tous les domaines militaires

Cet article a été traduit par Reem Hany
Révisé par Aya Mohamad Abdel Fattah
Question de l’intervieweur : L’opinion publique arabe s’accorde presque à dire que les tentatives américaines ont échoué, donc quel est le secret de ces tentatives ? Quelle est la vérité en Syrie ? Que veut la politique américaine ? Quels sont ses objectifs ? Quelles sont ses orientations ? Quelle est la position des autres pays arabes ? Et quelle est la position de l’Égypte ?
Le président Gamal Abdel Nasser :Avant de répondre à vos questions, permettez-moi d’abord de vous demander : sur quoi repose le jugement de l’échec de la politique américaine ?
À mon avis, la politique américaine atteint l’objectif qu’elle vise. En fait, il se pourrait que les concepteurs de cette politique préfèrent que les gens ici, au Moyen-Orient arabe, croient que la politique américaine est un échec, incapable d’atteindre ses objectifs. Mais cela est loin de la vérité.
Nous devons d’abord définir clairement les objectifs de la politique américaine, puis établir des critères de succès et d’échec. Le jugement de l’échec et de l’incapacité de cette politique est la première chose qui vient à l’esprit lorsqu’on jette un coup d’œil rapide sur les tendances des événements, mais, selon moi, cela nécessite plus qu’un simple coup d’œil.
Au début du tumulte suscité par la politique américaine contre la Syrie, je réfléchissais à la question et y consacrais de longues réflexions. Je suis arrivé à une conclusion que je croyais être la véritable clé de la politique américaine envers la Syrie. J’ai ensuite attendu que les événements et les évolutions confirment ou ébranlent ma conviction. Finalement, les expériences et les développements qui ont suivi n’ont fait que confirmer cette conclusion, en apportant chaque jour des preuves supplémentaires de sa justesse.
Le raisonnement logique qui m’a conduit à cette conclusion à propos de la position des États-Unis vis-à-vis de la Syrie commence comme suit :
La Syrie s’est-elle réellement alignée sur le camp communiste ? La réponse à cela est clairement négative.
Est-il possible que les États-Unis croient – indépendamment de la véracité ou de la fausseté de cette perception – que la Syrie s’est alignée sur le camp communiste ? La réponse à cette question est également négative.
Les États-Unis disposent des moyens nécessaires pour connaître la réalité de la situation en Syrie et ailleurs, leur permettant de comprendre chaque détail. J’ai moi-même rencontré des responsables américains qui connaissaient tous les dirigeants syriens, qui les avaient rencontrés un par un, qui leur avaient parlé dans leur langue maternelle, l’arabe, et qui avaient vécu dans leur pays pour étudier et observer de près. Il est donc peu probable qu’une telle erreur de jugement ait pu se produire, comme le suggèrent les actions de la politique américaine.
Peut-on alors attribuer la situation, en désespoir de cause, à la naïveté ou à une forme d’obsession traditionnelle américaine vis-à-vis de tout ce qui touche de près ou de loin au communisme ? Là encore, la réponse est négative, car la situation ne laisse place ni à la naïveté ni à l’obsession. Il ne reste donc qu’une seule explication : il s’agit d’une planification méthodique, soigneusement élaborée et exécutée étape par étape, avec une pleine conscience de chaque mouvement.
Si notre raisonnement nous conduit à ce point, quelle conclusion pouvons-nous en tirer ?
Cela nous ramène une fois de plus au problème central du monde arabe : la question d’Israël. Le véritable objectif de la politique américaine envers la Syrie est de soulager Israël, de détourner l’attention de celui-ci et de la diriger vers d’autres cibles qui correspondent aux intérêts américains.
Il y avait un consensus arabe selon lequel Israël représentait le véritable danger pour les pays arabes. L’Amérique a tenté par tous les moyens d’amener les Arabes à faire la paix avec Israël. Lorsque ces efforts ont échoué, une nouvelle stratégie a été adoptée : créer d’autres menaces, même artificielles, afin de fragmenter le consensus arabe et de disperser ses forces.
La menace communiste a été mise en avant, suivie d’une focalisation sur l’Égypte et la Syrie. Puis, toutes les pressions se sont concentrées sur la Syrie. Quelques millions de dollars ont été injectés dans le cadre du plan « Eisenhower », servant d’appât. Parallèlement, une opération d’intimidation a été lancée, couplée à une tentative de séduction : faire peur aux rois et présidents du danger communiste, leur faire croire que ce danger était imminent, qu’il avait déjà planté ses griffes dans un de leurs pays et qu’il s’apprêtait à attaquer d’autres nations s’ils ne réagissaient pas pour le combattre. Ainsi, la politique américaine a évolué pour tenter d’atteindre ses objectifs.
Aujourd’hui, Ben Gourion affirme que le principal danger auquel Israël est confronté provient de l'Égypte et de la Syrie. Il déclare également qu’Israël souhaite encourager l'immigration afin de doubler sa population juive. En outre, Ben Gourion ordonne à ses troupes d’occuper le mont des Oliviers à Jérusalem, et personne dans le monde arabe ne semble percevoir cela comme un signe de danger imminent. Pourquoi ? Parce que la politique américaine a réussi à détourner la menace : désormais, ceux qui ont été dupés pensent que le danger vient de la Syrie, que l'attaque en proviendra, et que l’ennemi est aux portes de Damas.
N'est-ce pas la situation que nous observons autour de nous ? Comment alors affirmer que la politique américaine échoue ? Au contraire, les événements actuels démontrent, en y regardant de plus près, que le plan est bien plus large qu’il n’y paraît, et que chaque étape est minutieusement étudiée. Je dois reconnaître que cette stratégie est habile et bien orchestrée.
Prenons l'exemple du processus d'approvisionnement en armes de certains pays arabes pro-occidentaux. En l'examinant de plus près, deux aspects ressortent :
Le premier est la rapidité théâtrale avec laquelle ces armes sont envoyées à ces pays arabes. Cette mise en scène rapide a pour but d’instaurer un climat de peur, insinuant que la situation est urgente et grave, et que ces armes ne peuvent attendre d'être acheminées par bateau ; elles doivent donc être transportées par avion. Il s'agit d'une vaste opération de terreur qui vise non seulement les rois et les présidents, mais également les peuples.
Le second point concerne la nature des armes : celles transportées par avion ne peuvent être des armes lourdes adaptées à une véritable guerre. Il s’agit plutôt de véhicules, d’équipements de communication, et peut-être de quelques pièces d'artillerie légère. Si ces armes ne sont pas destinées au champ de bataille, quel est alors leur objectif ?
La seule réponse plausible est qu'elles sont destinées à renforcer le contrôle interne des pays destinataires ; elles ne sont donc pas prévues pour combattre un ennemi extérieur, mais visent à briser la force du nationalisme arabe et à l’éliminer si possible.
Rien ne m'aurait plus satisfait que de voir l'Amérique fournir aux pays arabes des armes lourdes en quantités significatives, leur permettant ainsi de se défendre efficacement sur un véritable champ de bataille. Ce n'était pas un défaut à mes yeux, mais plutôt une source de fierté. J'ai moi-même tenté à plusieurs reprises de convaincre les États-Unis de fournir à l'Égypte des armes comparables à celles qu'ils donnaient à Israël. Toutefois, je demandais l'impossible, et je ne souhaitais pas que l'Amérique nous fournisse des armes pour les retourner contre notre propre peuple ; ce que je voulais, c’était des armes efficaces pour défendre nos frontières.
Ceci est un aperçu rapide du nouveau plan américain visant la Syrie. Cependant, deux points doivent être soulignés :
- Premièrement, ce plan n'est pas vraiment nouveau ; il est une extension d’une stratégie ancienne, mais avec une nouvelle tactique.
- Deuxièmement, ce plan ne cible pas uniquement la Syrie ; son véritable objectif est l'ensemble de la nation arabe.
Après cinq longues années à étudier la politique américaine, j’en suis venu à la conclusion que cette politique envers les Arabes poursuit trois objectifs principaux :
1. Éliminer la question israélienne sur la base du fait accompli, c'est-à-dire transformer les lignes de cessez-le-feu avec Israël en frontières permanentes, tout en niant tout droit de retour aux réfugiés palestiniens.
2. Imposer une organisation défensive servant uniquement les intérêts américains.
3. Aligner les pays arabes sur la politique américaine dans les affaires internationales, de sorte qu’ils deviennent une zone d'influence de l'Amérique.
Ces trois objectifs ont toujours été au cœur de la politique américaine au Moyen-Orient. Les moyens pour les atteindre ont parfois varié, mais les objectifs sont restés les mêmes.
Le projet de défense du Moyen-Orient, présenté aux pays arabes en 1951, a été la première tentative de la politique américaine pour atteindre ces objectifs. Ce projet fut rejeté par tous les pays arabes, qui refusèrent même de l'examiner. Par la suite, le Pacte de Bagdad fut le deuxième moyen, mais il se heurta à l'opposition des peuples arabes, le réduisant à un pacte sans vie.
Le monopole des armes a été un autre moyen, mais il n'a pas résisté à l’insistance des peuples arabes sur leur droit légitime à se défendre. Puis, les méthodes se sont multipliées : de la guerre psychologique, utilisant propagandes et mensonges, à la guerre réelle, mobilisant avions, unités parachutistes, croiseurs, porte-avions et brigades blindées, comme cela s’est produit contre l’Égypte.
Enfin, la dernière tentative est le nouveau plan américain, qui a commencé avec le projet « Eisenhower ». Quel est l’essence même de ce projet ? C'est une nouvelle tentative pour atteindre les mêmes trois objectifs de la politique américaine au Moyen-Orient.
Concernant Israël, les étapes pour appliquer ce projet visent à atteindre les objectifs suivants :
1. Détourner l'attention du danger israélien.
2. Créer des dangers fictifs entre certains Arabes et d'autres.
3. Fournir des armes qui ne constituent pas une menace pour Israël à certains pays arabes.
4. Inclure certains pays arabes dans un cadre commun avec Israël, où l'Amérique joue un rôle de médiateur et de coordinateur dans tous les domaines militaires, car Israël n'est plus perçu comme un ennemi pour certains de ces pays arabes, mais comme un partenaire dans une alliance. Le projet « Eisenhower » est essentiellement une alliance militaire avec tout ce que cela implique, car il englobe les aspects militaires. C’est donc un substitut au projet de défense du Moyen-Orient, rejeté en 1951, et il complète le Pacte de Bagdad, avec pour but de lui redonner vie.
En ce qui concerne le deuxième objectif, qui est de créer une organisation défensive au service des seuls intérêts américains, le projet « Eisenhower » l’affirme à chaque ligne comme l'un de ses principaux buts.
Quant au troisième objectif, celui de lier la région à la politique américaine pour qu'elle devienne une zone d'influence, des indices dans plusieurs capitales démontrent à quel point la politique américaine progresse vers cet objectif.
Le plan demeure inchangé, les objectifs restent les mêmes, seule la méthode a changé. Et si la Syrie est aujourd’hui dans le collimateur de la politique américaine, c'est parce qu'elle n'a pas cédé sous la pression ni obéi à ses ordres. Si la Syrie avait fléchi, comme d'autres avant elle, elle ne subirait pas cette pression, et le monde n’aurait pas entendu parler de ce mythe de l'infiltration communiste en Syrie, ni des rumeurs selon lesquelles Damas se tournerait vers Moscou.
Je comprends mieux que quiconque la pression subie par la Syrie aujourd'hui, car j'ai vécu la même expérience en Égypte : j’ai fait face à la même pression, à la même guerre psychologique, et j'ai subi les mêmes méthodes actuellement appliquées à Damas.
Autrefois, je lisais ce que rapportaient les agences de presse sur les événements mondiaux, et je les croyais, jusqu'à ce que le conflit éclate entre l'Amérique et nous. C’est alors que j’ai commencé à lire des rapports sur des affaires que je connaissais en profondeur, et j’ai perçu clairement la réalité de la guerre qui nous était déclarée : une guerre psychologique, une guerre des nerfs. J'ai compris que la meilleure réponse à cette guerre était de nous unir, de rester fidèles à notre voie et de suivre notre devoir national.
Je suis convaincu que les dirigeants patriotes syriens, tout comme le peuple syrien, ont compris cette guerre psychologique, de la même manière que le peuple égyptien l’avait fait avant eux. Et je suis sûr que les autres dirigeants patriotes du monde arabe, ainsi que leurs peuples, le découvriront également.
Ainsi, la question de savoir si la Syrie a rejoint le bloc communiste devient plus une moquerie qu'un sujet sérieux, car l'Amérique elle-même sait pertinemment que la Syrie, qui a conquis son indépendance au prix du sang de ses fils, ne la cédera jamais. Elle ne se contentera donc pas d'une position de non-alignement, même si cela lui était proposé en échange de millions de dollars. Le véritable problème réside dans le plan visant à contrôler la Syrie et à la soumettre.
Lorsque les complots internes ont échoué, la pression extérieure a commencé, déclenchant une crise artificielle accompagnée de surenchères et de fausses alarmes. L'objectif de la politique américaine est que cette crise perdure. En effet, lorsque la situation s'est apaisée grâce aux déclarations du président syrien Shukri al-Quwatli et d'autres responsables affirmant que la Syrie maintient sa politique nationale et son non-alignement, il n'a pas fallu longtemps pour que la politique américaine ravive délibérément les tensions, car un climat de crise est le terreau idéal pour la guerre psychologique.
Les similitudes entre la guerre psychologique menée contre l'Égypte et celle menée contre la Syrie sont frappantes dans de nombreux aspects. le communiqué publié à Washington avant-hier contre le gouvernement national en Syrie et celui publié contre le gouvernement national en Égypte pendant la crise du financement du haut barrage.
La déclaration ancienne contenait une incitation et une provocation du peuple égyptien contre son gouvernement, tout comme la nouvelle déclaration vise la Syrie. De plus, il est frappant de constater à quel point la tentative de semer le doute parmi les voisins de la Syrie ressemble à celle faite envers les voisins de l’Égypte. En fait, la politique américaine va même jusqu’à essayer de semer des doutes entre l’Égypte et la Syrie, cherchant à présenter l’Égypte comme mécontente de ce que, selon l’avis de la politique américaine, semble être un alignement de la Syrie avec le camp communiste. J’ai lu ces derniers jours dans des journaux américains des articles qui m’ont loué pour la première fois depuis longtemps, sur la base du fait que j’ai exprimé mon mécontentement concernant ce qui se passe à Damas. Cette manœuvre est ancienne, je la connais, et je ne pense pas qu’elle puisse me tromper.
Il reste à définir la position de l'Égypte dans cette guerre psychologique déclarée contre la Syrie. Bien que la position de l’Égypte soit claire et ne nécessite pas de nouvelle clarification, je veux néanmoins la réaffirmer : l’Égypte se tiendra aux côtés de la Syrie sans limite, et sans aucune condition. Quelles que soient les évolutions de la pression sur la Syrie, une chose ne doit pas être oubliée : toutes les capacités politiques, économiques et militaires de l’Égypte soutiennent la Syrie dans sa lutte, qui est en réalité notre lutte à tous, celle de la nation arabe entière.
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Entretien avec le Président Gamal Abdel Nasser avec l'écrivain Mohamed Hassanein Heikal, rédacteur en chef d'Al-Ahram
le 8 septembre 1957